Au moment même où j’écris, Istanbul est assiégé. Toute la puissance des forces de police d’Istanbul - la plus importante police municipale d’Europe - est en train de s’abattre sur les occupants pacifistes du parc Gezi.
La protestation a débuté le 27 mai dernier, à l’origine, un projet de construction d’un centre commercial au milieu de la place Taksim. Mais, un mouvement populaire suivi aussi massivement ne naît pas de nulle part. Il est le résultat d’un travail acharné de militants depuis des années, et puis, quelque chose arrive : une étincelle met le feu aux poudres qui s’accumulaient peu à peu.
Les manifestations ont commencé avec environ soixante-dix personnes revendiquant le droit à la ville au parc Gezi, au moment où la démolition du parc allait démarrer. Ces militants ont réussi à la stopper et plus d’une douzaine d’entre eux sont restés pour la nuit. Ils ont mis en place deux grandes tentes, apporté des guitares, expliqué leur position aux passants. Parmi les manifestants, il y avaient des membres de « Solidarité de Taksim », de l’association pour la Protection et l’Amélioration du parc Gezi Taksim, mais aussi des personnes concernées par les faits et pas rattachées à ces structures.
Le 28 mai, une coalition des associations du Droit à la ville ont présenté une pétition auprès du Conseil d’Istanbul en charge de la protection de l’héritage culturel pour appeler à la protection du parc. Le 28 mai à 13h30, des bulldozers sont revenus. Les manifestants ont résisté et la police a utilisé des gaz lacrymogènes pour « nettoyer » le parc. Un militant a grimpé dans un arbre, et n’a pas pu être délogé, jusqu’à la démolition du Parc. La démolition a donc continué jusqu’à l’arrivée de membres du parti pro-kurde pour la Paix et la Démocratie (BPD) et du parti laïque de l’opposition membre du Parlement, Parti républicain du peuple, notamment de Sırrı Süreyya Önder et Gülseren Onanç, qui ont bloqué les bulldozers. Les travaux ont cessé encore une fois et un appel à la manifestation a eu lieu le soir-même. Les manifestants ont dormi dans le parc une nouvelle fois.
La journée du 29 mai a été plus discrète avec la venue d’une centaine de personnes dans le parc pour rejoindre le mouvement. Une atmosphère festive autour de films et de concerts s’est créée peu à peu. Toute la journée, les militants ont semé des graines comme un geste de résistance. Le nombre de participants a augmenté et 150 personnes sont restées dormir.
Le 30 mai, la police turque a réveillé les occupants dés 5h du matin avec des gaz lacrymogènes pour afficher le refus d’abandonner un lieu touristique aux manifestants. Comme si le message n’était pas assez clair, elle a mis le feu à leurs tentes. Le parc s’est retrouvé débarrassé des occupants, la démolition a repris jusqu’à 7h50 dans la matinée. Suite aux relais de cette situation dans les médias sociaux, de plus en plus de personnes sont arrivées dans la journée et sont restées pour dormir dans le parc.
Au matin du 31 mai, la police a utilisé la même tactique avec, cette fois-ci, plusieurs centaines de personnes qui dormaient dans le parc. Cette descente a été plus vicieuse que la veille, et les médias ont été interdits dans le parc. C’est à partir de ce jour que la place Taksim est devenue un territoire officiellement occupé, en réaction à l’escalade de la violence policière et aux affrontements entre les manifestants et la police.
Dans ce chaos, Ahmet Şık, célèbre journaliste turc indépendant, a été hospitalisé après le tir d’une bombe lacrymogène à la tête. Des témoins ont affirmé que le jet tiré à dix mètres était intentionnel, alors que Şık a écrit un livre en 2011 sur la corruption de la police, dont la publication fut interdite. Önder (Parti républicain du peuple ) a également été hospitalisé après avoir été touché par une bombe lacrymogène.
Pourquoi cette mobilisation est-elle devenue la plus grande manifestation dans l’histoire récente de la Turquie alors qu’elle est, à l’origine, banale ?
Le nombre des manifestants du 31 mai est estimé entre 5 000 et 10 000 personnes. La police a procédé à des arrestations arbitraires en masse dans le parc, et a utilisé délibérément des gaz lacrymogènes, dont témoignent un bon nombre de photos qui traduisent l’esprit du mouvement contestataire. Des rapports indiquent que les forces de police d’Istanbul ont utilisé massivement des bombes de gaz lacrymogènes puisqu’elle a dû importé des bombes de gaz lacrymogènes de Bursa, la ville voisine.
Tard dans la nuit du 31 mai, la police a barricadé le parc, fermé les routes et arrêté les transports publics qui menaient à la place Taksim. La place fut ainsi transformée en champ de bataille pendant que les manifestants essayaient, non sans succès, de dépasser les barricades. Pour faire face aux barricades et à l’embargo médiatique, les stambouliotes se sont organisés dans leurs quartiers pour marcher ensemble vers Taksim. Selon des informations sur Twitter, non vérifiées, on estime à 40 000 les personnes qui marchaient vers Taksim, et des milliers d’autres ont traversé le pont du Bosphore, normalement interdit aux piétons et qui relie les européens et les asiatiques de la ville.
Des manifestations solidaires ont gagné d’autres villes, souvent pour exprimer leur colère contre les violences policières. Les manifestants ont envahi les rues d’Ankara, d’Izmir, d’Izmit, d’Eskişehir, de Kayseri, d’Antalya, de Kutahya, et d’autres villes sans doute. Le journal Radikal rapporte que des manifestants ont été gazés à Izmit, Antalya et Kutahya et des douzaines d’autres ont été arrêtés dans d’autres villes.
La police a réagi si violemment, que selon Bianet, un site alternatif turc d’actualités sur le net, au moins une centaine de manifestants ont été blessés. Ces chiffres ont été rapportés le 31 mai, et les estimations doivent rester prudentes pour l’instant, surtout compte tenu de la violence et de l’usage du gaz lacrymogène, considéré comme une arme chimique. Le quotidien Radikal met à disposition une séries de vidéos filmant les violences policières.
Les agissements de la police ont amené Emma Sinclair-Webb, Chercheur Senior à Human Rights Watch en Turquie, à déclarer que « les nouvelles démonstrations de violence extrême contre des manifestants pacifiques au Taksim parc prouve la profonde intolérance du gouvernement et des autorités locales à respecter le droit au rassemblement et à la manifestation non violente, en Turquie aujourd’hui. »
Les causes du soulèvement
Parce que la manifestation n’était pas commanditée par un parti politique, ni liée au conflit kurde, il y a eu des comparaisons avec l’occupation de Wall Street (OWS) ou même avec la protestation contre l’OMC (l’Organisation du Mondiale du Commerce) à Seattle en 1999. Désormais, aucun parti, ni groupe ne peut revendiquer être à l’origine du mouvement.
Mais cette manifestation est la dernière d’une série qui a causé autant d’agitation. Le centre commercial est seulement un des aspects d’un projet de plus grande ampleur qui veut dédier la Place Taksim à un espace automobile plus convivial et à des installations touristiques. Des protestations massives avaient déjà eu lieu pour demander l’annulation de la fermeture du cinéma Emek, un monument situé non loin de la Place Taksim, qui était également voué à devenir un centre commercial (sans surprise).
La Place Taksim est le cœur et l’âme d’Istanbul. Il tombe sous le sens des stambouliotes que toute révolution en Turquie débute à Taksim. Tous les sujets et les préoccupations des citoyens turcs font l’objet de manifestations, régulièrement, sur la Place : l’égalité des LGBT, la reconnaissance du génocide arménien, la fin du conflit kurde, la fin du service militaire, la justice économique, et bien d’autres. En 2011, il y a eu une manifestation massive d’une journée pour un Internet libre et ouvert qui a rassemblé plus de 30 000 personnes.
[Les manifestants à la place Taksim pour la manifestation "Internetime Doukunma" (Touche pas à mon internet) en 2011. À l`arrière-plan, c`est le parc Gezi. Image par Jay Cassano.]
Chaque année, la place Taksim est aussi le lieu de rassemblement du Jour de mai, qui rend hommage au Massacre de mai 1977 sur cette même place. Le 1er mai, la police d’Istanbul avait sévi avec plus de 40 tonnes d’eau mélangée à du gaz lacrymogène. L’analogie entre les manifestations actuelles et celle du Jour de maiparait évidente, et la Confédération des Syndicats Révolutionnaires (aussi nommés sous leur acronyme DISK, une des plus grandes formations syndicales de Turquie) a appelé officiellement tous ses membres à la grève en soutien à l’occupation de parc.
Le nouveau Taksim voudrait se débarrasser des nombreux piétons qui viennent de part et d’autre du parc, en faveur de tunnels pour voitures, rendant les lieux impraticables pour les manifestations et les rassemblements. Très bientôt, ils réduiront la place à un arrêt pour touristes qui y passeront 5 minutes avant d’aller faire leur achat détaxé.
Un autre point important est la construction à Istanbul d’un troisième pont au dessus du Bosphore. Dès le premier jour de la manifestation, les gens se sont réunis au Parc Gezi, et non sur le site de construction du pont. Si ce pont devait être construit, la déforestation totale d’Istanbul risquerait d’avoir lieu en faveur du développement du Nord de la forêt de Belgrade. Ce pont est un autre exemple des projets de l’AKP pour Istanbul, axés sur le développement et les voitures au détriment de la viabilité de la ville en terme d’écologie et de politique sociale. Ces préoccupations sont largement développées dans un documentaire, « Ecumenopolis : une ville sans limites », dont les billets se sont vendus à guichets fermés lors de sa projection sur l’Avenue Istiklal à Taksim.
Guerre culturelle ou crise économique ?
Le grand projet de redessiner la Place Taksim fait partie du tournant général néolibéral décidé par le Parti du Développement et de la Justice (AKP) du Premier Ministre Erdogan. Le centre d’Istanbul a subi un processus de de gentrification [1] rapide, surtout dans les quartier historiques de Sulukule, de Tarlabaşı, de Tophane, et de Fener-Balat, qui abritent les pauvres, les immigrants, les kurdes et les roms. Le but de cette soi-disant "Réhabilitation Urbaine" est d’installer des attractions touristiques, ou du moins de "nettoyer" les quartiers, en débarrassant les habitants des classes travailleuses qui pourraient faire peur aux touristes. L’idée est de rénover et améliorer le centre ville pour attirer des investissements étrangers à Istanbul, qui deviendra plus tard une plaque tournante culturelle et financière au carrefour de l’Europe et du Moyen-Orient.
Certains ont fait le lien entre les manifestations du Parc Gezi et les récentes restrictions sur la vente d’alcool. Des journalistes tentent de décrire l’occupation du Parc Gezi comme un conflit entre l’islamisme d’Erdogan et la culture laïque du pays.
Le parti laïc de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a pris position en tentant d’utiliser le mouvement comme un symbole de guerre culturelle entre la jeunesse laïque et l’ancienne génération islamiste. Aussi intéressante que cette version puisse être pour les médias occidentaux, elle n’en n’est pas moins loin de la vérité. Même si beaucoup de manifestants sont, sans doute, de fervents laïcs qui pourraient être opposés au conservatisme social grandissant du parti AKP, rien n’indique que c’est bien cela qui a poussé des milliers de gens dans la rue. Concrètement, quand Kemal Kılıçdaroğlu, leader du CHP, est venu s’exprimer au Parc Gezi, les manifestants se sont mis à chanter l’empêchant d’être entendu. Il est clair que, jusqu’ici, le mouvement est dû à un conflit de perspectives d’espace urbain entre les élites dirigeantes et le peuple qui y vit et y travaille . Ainsi, #DirenGeziParki (Parc Gezi Résiste) apparait comme le hashtag original sur Twitter. Il renvoie aux manifestations de 2009 à Istanbul contre le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale, qui ont eu lieu sous la bannière de "Diren Istanbul" ( Istanbul Résiste"), judicieusement raccourci et traduit par "Resistanbul".
Au moment où le mouvement semble prendre de l’ampleur vers un ton plus anti-gouvernemental, il n’est pas impossible que l’insatisfaction générale à l’encontre d’Erdogan, ne prenne le pas sur le premier message du mouvement. Dans ce cas, on peut s’attendre à voir apparaitre un fossé entre l’opposition laïque qui a rejoint le mouvement le 31 mai et les manifestants radicaux qui ont amené le mouvement les premiers.
Tout au long de la révolution arabe, la Turquie est restée apparemment calme. Certains commentateurs ont cité la Turquie comme modèle d’après-insurrection pour les états arabes, tout particulièrement pour l’Égypte. Cette cohabitation entre islamistes "modérés" et constitution "laïque", et le fait d’être un pays membre de l’OTAN font de la Turquie un prototype intéressant pour le nouveau Moyen-Orient aux yeux des experts occidentaux. D’autres, comme moi, ont pointé la Turquie comme un modèle dépassé, étant donné les conflits actuels avec la minorité kurde ainsi qu’une myriade d’autres conflits.
Aujourd’hui, il semble que les tensions internes de la Turquie font surface comme elles ne l’ont jamais fait auparavant. Ce que nous voyons dans l’occupation du Parc Gezi, est une explosion brutale du mouvement pour le droit à la ville, mêlé avec d’autres tendances anti-gouvernementales. Pour l’instant, un tribunal d’Istanbul a provisoirement suspendu la destruction du Parc, en attendant une audience sur la question. Par les temps qui courent, et si le mouvement continue de grandir, les fossés pourraient apparaître et le message du mouvement risque d’être contesté comme a pu l’être l’espace concret de la Place Taksim. Mais pour l’instant, entre la commémoration du Jour de Mai et cet immense mouvement national moins d’un mois après, nous aboutirons peut-être à l’été de la Révolution en Turquie.
Notes
[1] embourgeoisement
[Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Isa Tan, traductrice bénévole pour Ritimo. L’article original: The Right to the City Movement and the Turkish Summer.]